La Varende jugé par ses pairs

 

LA VARENDE RETROUVE
par Roger BESUS


La Varende, un peu penché, comme il lui était habituel, me regarde. Son oeil est actif, son sourcil droit relevé. II veut me convaincre. De quoi, je ne le saurai pas. L'important est son attention à faire entrer ce qu'il souhaite dans la tête de l'interlocuteur, la tête plus que le cœur. Ce ne serait donc pas pour s'en faire un ami ? Je ne crois pas en effet qu'il en ait souci. Même, il n'y songe pas. Tourné vers l'autre, il ne quitte son personnage que pour le plaisir de développer ses convictions. C'est pour lui, en fait, qu'il parle. Son univers a beau s'augmenter autant d'auditeurs que d'innombrables lecteurs, cet univers-là reste antérieur à sa vie et s'arrête à elle, elle comprise. Ce n'est pas à dire qu'il soit un homme du passé. Il est d'un présent particulier, rare, et il en cultive la rareté avec gourmandise. Ses lèvres expriment cela, qui ont le gonflement évocateur, et comme l'humidité savoureuse qui permet que s'y fixe l'effluve passant. Aussi bien, le gourmand ne donne pas, il prend. Avec délices. Il goûte, il aspire, il ferme les yeux. Rien du tragique des grandes émotions. Il reste lucide, conscient jusqu'à l'ironie. Intérieurement quelque chose de lui se moque. Comme on dit, il n'y croit pas. Et s'il cherche à convaincre, que lui fait qu'il n'y parvienne pas, il n'en fera pas une maladie, il s'en amusera même. Il rentre en lui-même, et s'y retrouve intact, bien dans son être, qu'il sait supérieur. Rare est son univers, rare est-il lui aussi. On a l'impression d'un défilé dans ce morceau de siècle où il a vécu, qu'il ouvre, royal d'aisance et secrètement d'indifférence, et dont il sait qu'il y a plus que risque qu'il se referme après lui. L'important est qu'il s'est penché vers l'interlocuteur, la lèvre en avant, le sourcil relevé pour accentuer le pouvoir de l'œil : il a obéi à son devoir d'état. Pour le reste, à celui qui le regarde de l'entendre, et s'il n'est pas convaincu, de l'accepter tel qu'il est. Sa persuasion est bien de satisfaction intime, un jeu mais de supériorité. D'aristocratie. Car c'est finalement à ce niveau qu'il faut se tenir pour juger de l'homme, franchir la barrière du masque de chair forte et lisse. Ce masque cependant inévitable. Heureusement ! Qui n'est pas faiblesse, ayant pour mission d'être porteur d'humanité, les pores à vif.
Et comment, voulant le saisir par un des moyens de l'art - j'entends : la sculpture -, ne pas s'emparer du masque, et, les mains attentives, donner à la tête son volume de chair forte et lisse ? Ainsi ai-je fait aux mois de 1987 qui marquaient le centenaire de cet écrivain mort à 72 ans en 1959.
Car, ce que je dis, le voyant un peu penché, et guettant, l'œil actif, le sourcil droit relevé, c'est au buste de lui que je fais allusion, tiré de la glaise et traduit pour le moment dans le plâtre, devant certainement l'être quelque jour dans le bronze. Heureuse rencontre entre ce personnage que je fréquentai aux dernières années de sa vie, et la confiance que me fit un jour un autre personnage, André Boscher, ce notaire de Tilly-sur-Seulles, bourg du Calvados, en me commandant ce passage du souvenir à l'art d'un La Varende pour lequel il avait une admiration, certes posthume, mais avide de devenir anthume par la concrétisation de l'effigie.
Mon souvenir remis à vif, des photographes soigneusement conservées, le tout brassé ensemble, en peu de semaines je parvins à sortir du bloc de glaise, en mon atelier de Bierville, cet homme de chair forte et lisse - et à en faire jaillir l'esprit. A mesure que la forme serrait au plus juste lignes et modelés, à mesure en effet s'animait autre chose qu'une ressemblance physique : le masque frissonnait de la vie intérieure sans laquelle La Varende n'eût été qu'un banal frère de lui-même, un inconnu et qui le fût avec justice resté. Mystère de l'art qui atteint par les moyens de la matière, à rendre l'âme.
Véritable copie du Créateur que le sculpteur !
Je ne citerai pas le nom des témoins qui venus à la fois porter le regard sur l'œuvre et subir son regard, acquiescèrent à la vérité du héros redevenu vivant. Ils furent nombreux et des plus proches de celui qu'ils connurent en quelques-unes de ses années d'existence. Ils ne dirent pas seulement " c'est bien lui ", parce qu'ils en retrouvaient le profil si caractéristique par le nez, la moustache, la lèvre inférieure, le menton ; parce qu'ils reconnaissaient sa calvitie qui fut précoce, laissant intacte une couronne de cheveux qui de noirs devinrent gris : ils avaient reçu dans leurs yeux les yeux qui les fixaient, et voulaient à coup sûr les convaincre et cette fois non pas qu'ils partagent ses opinions - oh non ! - mais qu'il n'avait pas changé, qu'il était toujours doué de cette présence qui l'avait fait singulier, autant par le dehors que par le dedans.
Si bien que j'ai pu laisser aller cette effigie sans redouter qu'on en discutât. J'étais certes convaincu à l'avance : autrement, jusqu'à ce que je le fusse, j'en palpais encore la glaise. Mais m'importait peu que d'autres atteignissent à l'évidence, au point d'oublier l'œuvre qu'ils avaient là pour ne plus distinguer que son objet.
J'aperçois d'ailleurs en l'occurrence une de ces (regrettables) raisons qui font que souvent, évoquât-on en sculpture une statue, un buste, un portrait, on cite le personnage qui est figuré et l'on oublie de signaler le nom de l'auteur. Examinez cela, comparez avec le même mouvement en peinture et vous serez surpris de constater la différence de traitement : en peinture, on cite l'auteur.
Mais c'est ainsi. N'est-ce pas après tout un phénomène bien dans la mouvance de la relation privilégiée du sculpteur au Créateur ? Les yeux sur nos familiers, voire ceux qui ne le sont pas, songe-t-on à se dire aussi-tôt qu'ils sont créatures de Dieu ?
Alors, tant pis pour... les créateurs. Compte la créature. C'est elle qui nous est offerte. Les créateurs sont discrets, si discrets qu'eux qui sont les premiers, on les dirait seconds.
Quant à moi, l'œuvre sortie de mes mains, je ne me souviens que si l'on m'y pousse, du travail effectué et accompli. Comme le public je ne vois plus que l'être offert à sa société. Sans doute les rapports entre lui et moi sont-ils plus intimes qu'il ne le sont entre lui et l'un ou l'autre de ceux qui l'observent. Il n'empêche qu'il m'est devenu extérieur; vis-à-vis de moi, il a pris aussi son autonomie.
D'où que ce La Varende un peu penché qui me regarde est celui qui se penche vers tout un chacun, celui-là qu'ont connu certains, et que d'autres apprendront à connaître. Les ouvrages du remarquable écrivain entrés dans leur univers, ils y ajouteront leur auteur avec son masque de chair forte et lisse et partageront la vision que j'ai eue de cette nature d'artiste exceptionnel - fait homme.


Publié dans la Revue universelle des faits et des idées, S.E.G.E.P., Paris, n° 137, mars 1988.