La Varende jugé par ses pairs

 

témoignage de

PAUL GUTH


Une silhouette de cormoran attend devant la gare de Bernay. Je passe, repasse. Nous nous ignorons, puis, soudain, nous nous reconnaissons, nous saluons.
Ce béret m'a trompé, qui couvre le haut de son crâne. La Varende boitille de la jambe droite. La fente postérieure de son veston volette. Il m'entraîne dans sa voiture. Au " Ciné-Théâtre ", en face, on joue Meurtres de Plisnier, avec Fernandel.
La Varende appartient au temps où on laissait souffler les chevaux. Devant la mâchoire de Fernandel, dans la voiture immobile, il me narre les lois de la création.
Son bec d'oiseau des mers se recourbe en narines charnues. Les pommettes se bossellent d'audace. Une roseur les irrigue de la langueur des gros mangeurs, à la campagne. Le menton plastronne sur la cravate où une pièce d'or évoque les trésors.
C'est la première fois que je le vois. Mais nous nous connaissons par delà l'espace. Il éclate en confidences. C'est ainsi qu'étaient les Français avant qu'on ne les eût bâtés d'indifférence.

- Mon roman est fait, depuis hier soir !
Le flot des paroles d'or, niellé, martelé, coule et la langue, qu'altère un léger défaut, heurte " l'enclos des dents ". Qu'il est doux d'écouter un parleur dont les mots sont des Chansons de Roland !…
- Mon roman est fait ! Je l'ai raconté hier soir à mon beau-frère. J'ai réuni tout le paquet. Tout ça trempe. Je subordonne à l'inquiétude générale le caractère d'un enfant qui sera la cheville ouvrière, et qu'on ne verra pas !…
Il pétrit les lois de la matière, comme un éclusier l'eau ou un métallurgiste l'acier.
- Le travail d'une oeuvre romanesque est fait à l'intérieur de sa forme, pas à l'extérieur. L'extraordinaire mobilité de nos pouvoirs, de nos rêveries !… Vous êtes perpétuellement dans le mouvement. Vous guidez dans le flot vers la siccité, vers les moules.
Il vitupère la sottise de certains producteurs de cinéma quand ils s'attaquent aux romans. Il tresse des gestes de vannier.
- Pour composer il faut entrelacer. C'est si beau le rappel, dans les arts plastiques !
Il en vient à louer Augier.
- Aujourd'hui ses comédies passeraient peut-être difficilement la glotte. Mais comme c'est charpenté !
Il déplore la confusion des genres, dans lesquels la philosophie, aujourd'hui, sécrète ses cendres.
- Les romans sont sortis de la chanson de geste. Or, aujourd'hui, vous voyez des romans faits avec un essai. La décadence !…
L'auto demeure enracinée devant Fernandel. Jusqu'à la dissolution des planètes, jusqu'à la vallée de Josaphat, j'écouterais La Varende. Je manifeste pourtant un appétit de mouvement. Nous roulons.
C'est l'église de La Couture qu'il veut d'abord me montrer. En prince de Normandie, il s'avance, sur quatre pneus décents, entre les tombes du cimetière. Jusqu'à cette minute j'aurais donné ma tête à couper que les vitraux de Chartres étaient la cime du sublime.
- Des tapis sur les fenêtres! Est-ce qu'on met les tapis contre des fenêtres ? Un art de marchands de tapis !…
Non, ce qu'il y a de mieux ce sont les vitraux du XVIe siècle, que traverse la lumière et grâce auxquels les chanoines peuvent lire leur bréviaire.
Il me fait déguster un Martyre de saint Sébastien.
- La dilection de la Normandie pour saint Sébastien ! Le bel homme bien rose, bien blanc. Regardez ! Le verrier a fait une prune de monsieur pour appuyer un grenat sublime ! Et ces deux archers, c'est du Mantegna.
Nous traversons le cimetière, embaumé par les buis. Nous remontons en voiture et gagnons la campagne. L'air a une mollesse liquide qui s'insinue à travers une poudre de soleil. Une rivière se rue au ras de l'herbe.
- C'est la Charentonne, ma rivière. Elle descend de quatre cents mètres en vingt kilomètres : la Seine ne descend que de vingt-huit mètres de Paris à la mer. Elle est sanctifiée par saint Evroux et par un demi-saint, mon parent, Giroie, un Malcouronne, qui vivait vers 1040. Un moine guerrier. Il se battait en gardant sa " mauvaise couronne " de clerc. Il passait, foudroyant, sans casque. A la fin il s'est écrasé, convulsé d'amour, quand Dieu, afin de le garder pour lui, lui envoya la lèpre.
Nous arrivons près d'une vieille maison, au bord de la rivière. Une chute d'eau, jadis, animait une industrie.
- Dans ce pays d'Ouche il y avait cinq barons fossiers. Pour les mines de fer.
Il lance la voiture dans la forêt. Les roues écrasent les graviers et les branches. Nous voguons dans l'humus spongieux. Nous ne sommes plus voiture automobile, mais voiture à cheval, nef de terre labourant les sillons.
- Vous allez voir une église de l'an 1000 avec un porche à lépreux. Un ladre, c'est un lépreux… Saint Lazare… lazaret… tout cela c'est le monde des lépreux.
Voici l'église, cabane à prières de ce temps des périls, si proche du nôtre, et si humble, dans ces bois où la petite voûte pointe. Nous suivons une carriole, au même pas qu'elle, bercés par les feuilles, enfoncés dans la Normandie comme dans une éponge de chlorophylle.
- Paris m'était mauvais. Ça me perdait de moi-même. Si les cafés de Paris pouvaient redégorger ce qu'ils ont avalé ! Les plus belles constructions de ma vie je les ai perdues au café. Quand j'ai compris cela, je suis venu ici.
Il sait ce qu'on lui doit et qu'il a donné à la littérature française une province.
- Une chose dont je suis fier c'est d'avoir restitué en Europe la notion de Normandie. On ne se rappelait que les insanités de Maupassant. Nous étions ceux qui mettent leurs femmes en tonneaux et qui s'usent en chicanes. En réalité, nous, les Normands, nous avons conquis le monde. Le coup de fouet donné aux Vikings par cette nature plantureuse !… On ne peut nous comparer que la Bourgogne.
Nous défilons entre des toits de chaume. Il retrouve cette civilisation du chaume des vieux siècles.
- Ce monde qui n'avait pas d'argent !… Même dans la chevalerie on vivait sous le chaume. D'où la ladrerie paysanne. On vous donnera une douzaine d'œufs, mais pas 250 francs.
Nous arrivons à Broglie. Il me montre un croisement de routes, devant l'hôtel de la Poste. De toute sa mémoire il caresse cette aire carrossable que les charrois de vingt siècles ont usée.
- Cette route a vu passer tous les conquérants. " Hôtel de la Poste "… La poste à chevaux. La cavalerie admirable des percherons.
L'église du XIe siècle est en " poudingue " : un gâteau de pierre rougeâtre lié par du gros ciment blanc. La Varende s'avance à pas révérends. D'une semelle pieuse il lustre les dalles.
- Ce culot ! Cette polychromie de matériau, et non plus celle de la peinture ! Ces gens qui n'avaient que des maisons en bois arrivent ici en 911. En 1000 ils ont des basiliques et en 1100 du gothique ! Le miracle grec c'est zéro à côté du miracle gothique, du miracle normand. Le Grec fait la construction la plus sotte. Ses colonnes sont, en marbre, la reproduction des étais de bois. Le gothique, lui, repousse les étais à l'extérieur. La cathédrale devient un aéronef qu'on doit empêcher de s'envoler.
Il me montre " les plus belles grisailles connues ", qui retrouvent les irisations et les pâleurs de la nacre. Pour la première fois je comprends que la spiritualité peut s'accommoder de ces douceurs laiteuses, de ces suavités exténuées.
Des blasons pendent à une galerie. Les grands de Normandie. Ferrières : 1071, Arces : 1507, Ursins : 1540, Conflans : 1628, Nouant : 1653, Pomponne : 1682, Broglie : 1716.
Il déchiffre les armes et les récite.
- D'hermine à la bordure de gueules, chargée de huit fers à mulets d'or... D'or à la croix pattée d'azur mise en sautoir... Ferrières avait rang de prince... Les Arces étaient vice-rois d'Irlande. C'est peu de chose ! Ce ne sont pas des hérédités mais des situations. Il ne reste plus que les Broglie.
Il soupire, secoue sur ses épaules les souvenirs des carnages.
- Le déchet des guerres est effrayant. On ne sait pas le sang qu'il a fallu pour maintenir la France. Dans ma famille, depuis huit siècles, il y a eu quarante morts à l'ennemi !…
Entre des arbres naît le château de La Varende, en briques, de la douceur de la rose, pareil, lui aussi, à une impalpable fumée : le Chamblac.
- Un château Louis XV avec des fondations du XVe. Nous avons usé trois châteaux ici. Nous l'avons quitté deux fois par mariage et repris trois. Mon nom normand est Malard, avec un d ou avec deux l. Un des noms les plus anciens de la province.
Une exquise petite barque de briques, posée en travers sur l'herbe, avec du blanc autour des fenêtres, comme de la crème. Tout autour, en terre cuite, des lionnes à têtes de femmes et des arbres taillés en boules et en pinceaux. Et le parc, qui se gonfle de vent.
- Il y a là-dedans des chênes du XIIIe siècle de cinq mètres soixante de tour, de trois mètres de diamètre. L'un on l'appelle " le chêne du pendu ". Le duc de Nemours y a branché une quinzaine de ribauds que mon aïeul protégeait. Ah ! nous avons donné du fil à retordre !
Les odeurs nous étreignent, venues de la mer, brassant dans le vent cette herbe et ces feuilles. Un élixir fascinant et sauvage, qui consolait les Vikings des vagues qu'ils avaient quittées.

*

Dans la chambre un feu flambe déjà. C'est dans ce grand lit " à la polonaise " que La Varende est né. Il pousse cet énorme char du sommeil, muni de roues, que pare une cretonne orange, semée de grandes fleurs blanches, grises et noires.
- Quand j'ai passé une nuit un peu mouvementée avec moi-même, je me retrouve contre ma table.
Tandis que nous buvons un vin précieux, il rêve sa vie.
- Je suis né en 1887. Ma mère était la fille de l'amiral de Langle. Mon père était officier de marine. Il est mort après cinq ans de mariage.
Tenaillée par la nostalgie de la Bretagne, sa mère le ramena à Rennes. Elle était à la fois le grand Arnauld et madame Guyon. Elle participait à la vie de Dieu comme au souvenir de son mari. Quand elle faisait le chemin de la croix on avait l'impression qu'elle avait recueilli la sueur du Christ dans une serviette de table.
- A Saint-Vincent-de-Paul, à Rennes, j'ai fait des études brillantes jusqu'à la neuvième. Ensuite je devins médiocre. Je ne m'intéressais plus à la classe que par les à-côtés.
Il conçut une haine inexpiable pour Napoléon et dévora, pêle-mêle, des histoires de guerres de religion, et des livres translucides de Julie Lavergne : Les Jours de cristal, Les Neiges d'antan.
Sa mère lui faisait la lecture de cette voix d'acier avec laquelle elle eût assuré la défense d'un château. Elle le déçut quand elle lui dit, à seize ans : " Voilà un livre que ton père adorait. Moi je n'ai pas pu dépasser la cinquième page. " Salammbô.
- Pour elle la lecture n'était qu'un jeu. Elle avait le dédain de l'aristocrate pour l'homme de lettres. Quand je lui envoyais un de mes livres, elle m'écrivait avec commisération : " Mais oui, mon enfant, j'ai parcouru ton livre. " Parcouru !… Le mot qui vous transfixe ! Son plus grand éloge aurait été : " Tu seras un Maupassant, un Barbey d'Aurevilly. " Toujours le succédané d'un autre ! Jamais La Varende !
Il s'enfièvre avec cette fureur contre leur classe qui possède la plupart des créateurs, méconnus par leur milieu, dont ils redorent le prestige.
- Je me suis fait casser la g… pour l'idée monarchiste. Dans une circonstance pénible, moi, un hobereau, j'ai reçu cent vingt lettres de bourgeois et six seulement de hobereaux ! Ces bourgeois sont ces gens chez qui le Roi aurait cherché ses gentilshommes. Dans la bourgeoisie monte une prolifération magnifique de jeunes seigneurs, à la quatrième génération, qui ont filtré le pouvoir.
Il entra à l'École des Beaux-Arts, à Rennes, sous un certain Lafont, le fils de l'homme qui copia cinquante fois la Joconde. A Paris il ne put se ployer aux stupres des rapins. D'ailleurs il ne faisait de la peinture que pour la comprendre.
La guerre l'épuisa plus qu'elle ne le terrifia. Il n'a jamais connu la peur. Sa mère lui disait, la nuit, quand il avait six ans : " J'ai oublié mon chapelet sur la table du jardin. " Quand, avec des petits paysans, il rencontrait un serpent, il savait que c'était lui qui devait le tuer.
Mais, à la guerre, il côtoya la mort par fatigue. Un soir, portant des tôles courbes que le vent pliait et qui lui arrachaient les ongles, il gémit : " C'est trop dur ! J'aime mieux mourir ! "
Richelieu avait un triple plan : " Abattre la maison d'Autriche, etc… " De même, au retour de la guerre, La Varende se fixa trois buts : remettre sa maison en état ; faire l'histoire de la marine de ses propres mains, en construisant des modèles de bateaux ; écrire, à partir de quarante-cinq ans, quand ses yeux se seraient gâtés sur les filins miniature.
Il restaura sa maison dans la grâce où je la vois. Mais pourquoi les bateaux ?
Il avait été élevé par son grand-père l'amiral. Ce colosse d'un mètre quatre-vingts, mesurant un mètre vingt-sept de tour de poitrine, ployait des écus dans ses doigts et engueulait un paysan à trois cents mètres. Il empoignait La Varende par la boucle de son pantalon, l'élevait à bras tendu et le fessait avec loyauté. Il était le dernier manœuvrier de la voile.
La Varende m'emmène vers sa flotte, qui retrace l'histoire de la navigation, depuis que l'homme posa un tronc d'arbre creusé sur les eaux. Quatre salles que je parcours en extase. Une des plus extraordinaires collections du monde, construite, jour après jour, par ces mains qui agencèrent l'extrêmement petit.
Dans les vitrines les bateaux volent sur un océan imaginaire que des éclairages et des jeux de couleurs et de substances reconstituent.
Le Balaou, un contrebandier de thé, taillé pour la fuite. La Confiance, l'imperceptible corvette qui captura le gros Kent. Le Quevilly, le dernier grand voilier du port de Rouen, qu'il bâtit, assisté de son ancien capitaine en larmes.
La Santa-Maria, La Pinta et La Niña, les trois caravelles de Christophe Colomb, posées, comme des puces, le long du Normandie.
Le bateau de Vasco de Gama découvrant un iceberg dans l'océan Austral. La barque d'Alcibiade, avec son chien à la queue coupée que décèle un pansement sanglant. Le bateau de construction de Pierre le Grand : une pinasse hollandaise. " Ne pas confondre la pinasse hollandaise, qui est un navire de guerre, et la pinasse gasconne. "
Les galères tranchent des vagues feintes. La galère du comte de Jaffa…
- Saint Louis s'est jeté à l'eau, à Damiette, parce qu'il n'avait pas eu assez d'argent pour acheter une galère pareille à celle du comte de Jaffa, d'où l'on débarquait sur le sable.
Une subtilité navale. La galère noire que Charles Quint concéda à François Ier pour qu'on l'emmenât prisonnier en Espagne. Il n'existe que deux autres cas de deuil semblable dans l'histoire.
- Ali-Pacha, un des amiraux de Lépante, avait pendu un chef de galère bragadin. Depuis, les Bragadins étaient en deuil. A Lépante, ils arrivèrent derrière la galère d'Ali. Ils lui coupèrent la tête, bourrèrent son corps de foin et le hissèrent, comme pavillon, la tête entre ses jambes. Ensuite ils reprirent la couleur des galères heureuses. L'autre deuil est celui de La Belle-Poule ramenant de Sainte-Hélène les cendres de Napoléon.

*

Il faut bien en venir aux livres. Ils ne sont sortis qu'à quarante-cinq ans, l'âge que La Varende s'était fixé. L'âge du barbon, comme eût dit le XVIIe.
Mais ils foisonnaient en puissance depuis longtemps. La Varende est un conteur, un homme qui guerroie et navigue en paroles, qui conquiert, s'évade, triomphe en ces Iliades spontanées du coin du feu.
- Pour mon fils, de trois à onze ans, j'ai raconté une histoire en huit cents épisodes. Je lançais des phrases en l'air, je les poursuivais. Sans les mots nous n'aurions pas d'idées. J'écoute mon récit plus que je ne surveille ma typographie.
Depuis vingt ans, plus minutieusement encore, il écoute le conteur Viking qui l'habite. En rafales de machine à écrire, tandis que le vent secoue son parc et galope du fond des temps, il note ce que l'Autre babille et gesticule, ses emportements, ses coups de gueule, ses visions. Et cet immense amour des siècles de chevalerie où les passions étaient fortes et simples et où l'homme et la femme, loin de nos détours, avaient la noblesse des lions qui rugissent sur les blasons.
Il a perdu dix romans de cinq cents pages écrits à la main. Sept éditeurs refusèrent son vrai premier livre : Pays d'Ouche : Gallimard, Grasset, Stock, Flammarion, Firmin-Didot, le Mercure, Wolf à Rouen.
- Valette, du Mercure le refusa pour ses fautes de frappe.
Madame Maugard, des Petites Affiches de Rouen, l'édita. Il obtint le Prix des Vikings, grâce à René Fauchois et à Gabriel Boissy qui déclara : " Si vous ne lui donnez pas le prix, je démissionne. "
- Grasset s'était demandé : " A quarante-cinq ans, plus qu'un début ce livre n'est-il pas une fin ? " Depuis, j'ai publié cinquante-quatre ouvrages !
Ce quadragénaire sauta au milieu de la mare littéraire et fit jaillir le succès. On promettait le Goncourt à Nez-de-Cuir. Plisnier l'obtint. Plon se désespéra. Il avait tiré, la veille, soixante mille Nez. Mais La Varende tenait déjà dans son gant son public fidèle. Le Nez monta, en deux ans, à cent vingt mille. En ce moment on en fait un film.
Le Centaure de Dieu mérita et eut le Grand Prix du roman de l'Académie française, et quatre-vingt mille lecteurs.
- L'histoire d'une famille qui veut durer. C'est le livre que je préfère.
Toute la Normandie se jeta sur Guillaume le Conquérant. Il s'en vendit vingt-cinq mille en un mois, des châteaux aux chaumières. D'un geste mousquetaire La Varende balaie les gloses des cuistres.
- Ce n'est pas un bouquin fait à coup de fiches, mais à coups de promenades. Il n'est pas un endroit où Guillaume a passé que je n'aie scruté. J'ai tenu à être jour pour jour aux mêmes endroits. Je n'ai pas mis de références au bas des pages. Faites-moi confiance !
Pendant toute la guerre, abreuvé de tristesse, il convoquait chaque dimanche auprès de lui les Belles Esclaves : la duchesse de Valentinois, Marie Mancini, La Vallière, la Grande Mademoiselle. Elles rôdaient autour du château et flottaient dans sa chambre, fondues dans l'air.
Il connaît ses vertus éclatantes, ses coups de force de style, ses chevauchées d'audace. Il sait qu'il est un des plus fiers écrivains de la race, un gentilhomme de plume, fulgurant de fiertés, comme ceux qui versèrent de l'encre dans leur sang bleu : La Rochefoucauld, Saint-Simon, Barbey d'Aurevilly. Il sait qu'il est un conquérant des intuitions et de l'ineffable et qu'il ausculte les secrets de la terre, dans une rumeur d'éperon et de cithare, d'océan et de forêt.
Mais il scrute aussi ses défauts et bat sa coulpe d'un gantelet de fer, cavalier de la Fronde, navigateur et druide, mal guéri des mondes inconnus.
- Le mouvement poussé à l'extrême. Le sens du piédestal. L'Antiquité n'a pas connu le piédestal. Elle posait ses statues à même le sol. Je ne peux pas me surveiller. Je suis la proie d'un Inconnu. Pendant cinq jours, de trois heures du matin à cinq heures du soir, je viens de ahaner sur une nouvelle. Impossible ! Aridité totale ! Soudain, je m'installe. L'Inconnu arrive. De trois heures quinze à quatre heures quinze, c'est fait !
Suspendu entre l'à quoi bon et la sensation de la puissance infinie de l'écrit, il oscille entre la stérilité et la grâce. Ce sont ses combats à lui, fils d'une race de guerre. Ses ancêtres le poussent, mêlés aux chouettes qui le regardent, la nuit, sur le vasistas de son bureau.
Il psalmodie l'épopée des siens, qui rougirent de leur sang cette robe d'herbe, que nous voyons, par les fenêtres, immensément étendue.
- Un mercredi des Cendres, un d'eux, un chambellan de Charles VI, en 1448, passe avec son valet au bord d'un étang. Il voit la garnison anglaise d'Essay qui se livrait à la pêche et au barbotage. Ils étaient là soixante. Il prend leurs vêtements, retourne à Essay et s'empare de la ville. Nous sommes restés gouverneurs d'Essay pendant cent ans.
Un autre était chef des Lippans, partisans opposés à Henri IV. Son lieutenant, un paysan, est pris. Mon ancêtre va trouver le chef des adversaires : " - Lâchez mon homme ! Je me mets à sa place ! - Vous n'allez pas rester là ! "… gémit le paysan qu'il libère. " - Non, je serai libre demain à midi. " Il fut libre, avec un poignard dans le cœur.
Un autre ramenait des vêpres sa vieille mère. Quatre hommes l'attaquèrent. Il les tua. Quelques jours après, cinquante vinrent et le tuèrent. A ses obsèques, les femmes firent toucher son cercueil par leurs enfants du front et de la main. " Du front pour qu'ils se souviennent. De la main pour qu'ils le vengent. "
La Varende me ramène à la gare de Bernay. Dans la voiture, avant de nous quitter, nous nous embrassons, comme des preux. Il disparaît en agitant la main, dans un galop de croisade et me laisse devant la mâchoire de Fernandel.

Paul Guth, in La Revue de Paris