La Varende jugé par ses pairs

 

" Deux mètres de haut, trois mètres de large… "

par RENE BARJAVEL



Vox me dit :
- Si vous voulez rencontrer La Varende, soyez demain matin chez moi, il y doit venir vers dix heures.
Il s'assura :
- Vous ne l'avez jamais vu ?
- Non.
- C'est un type formidable. Deux mètres de haut, trois mètres de large...
Je fus en avance au lieu du rendez-vous, perché, comme un nid de pies, à la plus haute branche d'un immeuble peuplier. De sa terrasse on découvre comme au microscope l'entassement cellulaire des maisons de Paris, les alvéoles calmes des squares et des chantiers, et la circulation hagarde des rues, avec leurs taxis-phagocytes se hâtant à la recherche de piétons.
Je me retournai curieux, quand sonna La Varende, m'attendant à le voir entrer de profil, baissant la tête. Mais la porte le contint vertical et sans manœuvres. Il nous tendit une main cordiale, s'excusa facilement d'un léger retard, prit place dans un fauteuil. Il était poli, souriant, un peu chauve.
Je regardai Vox avec étonnement. Je pensais : " C'est donc là ce gaillard ? Bien sûr il est grand, il est large. Mais de pas tant que ça... "
Autour d'un pot de vin on se mit à bavarder, c'est-à-dire que deux écoutaient, et le troisième parlait...

*

Il parlait de la Normandie, son pays, des paysans de son pays, des femmes et des forêts de son pays. Il en parlait avec un grand amour, comme s'il avait flatté d'une paume fraternelle l'écorce en croûte ou en soie de chacun de ces arbres, comme si chacune de ces femmes avait été une douce maîtresse, comme s'il avait étanché à chacune de ces sources une soif d'août.
Il disait :
- Leur peau est une lumière. Nues, elles éclairent. Une carnation éblouissante, incompréhensible. Peut-être leurs ancêtres, les hommes venus du Nord, avaient-ils sous l'épiderme quelque pigment qui leur permettait de mieux supporter la lumière de neige.
" Les travaux de la terre font vite d'elles des femmes vieillies, mais chacune a un moment de floraison où elle est incomparable, comme le Pays d'Ouche au printemps.
" Ah je les ai aimées, et je les aime encore. C'est là le grand secret, voyez-vous, aimer tout ce qui est vivant et beau, tout ce qui est en fleurs, tout ce qui peut faire naître une passion, offrir une joie. A celui qui sait aimer ne vient jamais la lassitude, ni la vieillesse... "
Il se leva et tout à coup me parut plus grand, beaucoup plus grand qu'à son arrivée. Il vint jusqu'à la fenêtre, se pencha.
- Quelle ferveur il y a dans la couleur de ce géranium, et que c'est beau cette flamme, sur le ciel gris de Paris...
Vox posa une question indiscrète :
- Comment êtes-vous, comme votre livre ou comme vous-même ?

*

Il y a de cela trois semaines. Aujourd'hui je ne sépare plus La Varende de son héros magnifique, Nez-de-Cuir. Il me semble que Tainchebraye, sorti du livre et démasqué, est venu, en toute simplicité, faire avec nous la libation de l'amitié.
Les écrivains sont des Dieux. Ils jouissent du pouvoir surnaturel de se débarrasser de leurs tourments et de leurs rêves en leur donnant un visage, un nom, la vie.
Nez-de-cuir, ce géant couvert de plaies, marqué en plein épanouissement de sa jeunesse, par toutes les dents de la mort, cet amant inépuisable qui ne sut pas aimer, qui fut aimé de tant de femmes et mourut solitaire, n'est-il pas le Rêve lui-même, meurtri jusqu'aux os par sa lutte contre la réalité de pierre ?
Et le masque qu'il porta, qui de nous peut l'ôter de son visage, hors de la solitude ?
En ce héros colossal, chacun a le loisir de scruter les propres conflits de son âme. La grandeur de son aventure lui donne un caractère de symbole universel. " Nez-de-Cuir, gentilhomme d'amour ", est une épopée qui rejoint les vieux mythes grecs ou hébreux où les initiés savent lire à la fois l'histoire de l'humanité toute entière et celle de chacun de ses membres souffreteux.
La Varende, en racontant Tainchebraye, ignorant peut-être qu'il se racontait lui-même, nous a raconté tous. Il lui a donné en plus, comme un bouquet de fleurs de son jardin, son amour pour les femmes, pour les forêts, pour les paysans de son pays, et cette droiture de cœur qui lui fait aimer les joies simples, découvrir la beauté partout où elle se cache, dans trois feuilles qui tombent, dans une odeur d'herbe mouillée, dans les yeux d'une bête, dans le reflet sonore d'une chasse sur un ciel d'automne.
Ce qu'ils ont aussi de commun, c'est cette exceptionnelle force physique frappée dans sa floraison.
- A vingt-cinq ans, nous dit La Varende, je tenais à bout de bras autant de kilos que j'avais d'années. Je tuais les chevaux sous moi, et tout m'était normal qui paraissait aux autres excessif. Un jour, en montant un escalier, je m'effondrai. J'avais au cœur une lésion d'un pouce. Depuis, je vis dans l'attente…
" C'est ça qui donne du goût à la vie ", ajouta-t-il en souriant.
Un gaillard. Deux mètres de haut, trois mètres de large…

RENÉ BARJAVEL

Micromégas, 1938