La Varende jugé par ses pairs

 

La Varende, un gentilhomme à l'abordage…

par MICHEL MOHRT




Après avoir écrit une dizaine de romans et de nouvelles où il fait revivre des personnages du pays d'Ouche, ses ancêtres et ses voisins du château de Bonneville-Chamblac qu'il habitait ; après avoir construit de ses mains plus de deux cents modèles de bateaux, corvettes et frégates de la Royale, du temps de la marine à voile, La Varende écrivit plusieurs biographies de marins, qui sont toutes remarquables par la richesse de l'information, la qualité de l'évocation et le style.
Dans ses romans et nouvelles : Nez-de-Cuir, Les Manants du roi, Le Centaure de Dieu, le style de La Varende surprend parfois par une liberté baroque, un goût prononcé pour les expressions du terroir, une ponctuation parfois déroutante. Dans ses grandes biographies, le style s'est fait plus sobre, parfaitement maîtrisé, et les couvres - un Surcouf, un Jean Bart, un Suffren - sont des chefs-d'œuvre du genre.
La Varende connaissait bien la mer et les bateaux, d'abord parce qu'au Chamblac il respirait l'air marin et n'avait que quelques kilomètres à faire pour voir le soleil se coucher à l'horizon sur une mer " plate comme avec la main ". Par tradition familiale, il avait entendu raconter des histoires de mer, des récits de batailles et de naufrages. Son père était officier de marine ; son grand-père, l'amiral de Langle, qui veilla sur son enfance à Rennes, lui racontait ses voyages : c'est tout naturellement que La Varende en est venu à raconter à son tour les exploits des marins qui avaient été les compagnons de son enfance.
Parmi ceux-ci, je mets à part Tourville, dont la biographie est sans doute l'œuvre de La Varende la plus accomplie. L'écrivain, qui a toujours aimé les mots rares, ne pouvait pas, en racontant des combats navals, se priver du plaisir d'employer le riche vocabulaire de la marine à voile. Des phrases comme celles-ci abondent dans le Tourville : " Le Soleil-Royal (c'était le navire amiral où Tourville avait sa marque à la bataille de Barfleur, victoire qui fut suivie de la défaite de La Hougue) voyait ses canonniers délite crispés sur les bragues, l'anspect au poing, le seau à gargousse entre les jambes, la corne d'amorce au cou. " Peu importe que l'on ignore ce qu'est un " seau à gargousse ", le lecteur comprend que l'auteur décrit un canonnier s'apprêtant à tirer, et sa lecture n'en est pas gênée.
Étonnant personnage que ce Tourville, cadet d'une maison de Normandie, fait chevalier de Malte et dont la plus grande partie de la jeunesse se passa à poursuivre en Méditerranée les Barbaresques. Racé, élégant et quelque peu dandy, aimé des femmes, courageux, intrépide en dépit d'une santé délicate, Tourville, quand il montait aux enfléchures de ses vaisseaux, suscitait l'admiration de ses marins.
Fait maréchal et amiral de France, c'est par une obéissance aveugle aux ordres de Louis XIV qu'il se porta dans la Manche à la rencontre de la flotte anglaise, supérieure en nombre, et, après l'avoir mise en fuite, incapable de rallier le port de Brest en passant par le redoutable passage de la Déroute, entre La Hague et Aurigny, dut échouer quelques-uns de ses vaisseaux à La Hougue, où les brûlots lancés par les Anglais les détruisirent. Ce désastre n'a pu effacer le souvenir des actions d'éclat menées par Tourville.
Ce livre, comme ceux consacrés à Suffren, sans doute le plus grand chef de mer qu'ait eu la France, et à Jean Bart, vous transporte des chants superbes, des oratorios où l'on entend les accents de la Water Music, de Haendel en l'honneur de la marine à voile. L'auteur ne se contente pas de décrire les vaisseaux, il les fait manœuvrer. Il s'est fait non seulement ingénieur naval, mais aussi tacticien, et il polémique volontiers pour justifier une manœuvre de l'un de ses héros.
J'ai des raisons personnelles d'aimer le Tourville. C'est que s'y trouve une merveilleuse description du vieux Brest. La ville, dans ses remparts édifiés par Vauban, son château dominant l'embouchure de la Penfeld, le cours d'Ajot, n'avait pas tellement changé dans mon enfance depuis le XVIIe siècle. L'artillerie américaine a fait de la ville un champ de ruines. Mais elle revit dans ce livre, avec sa rue de Siam, son port, les bâtiments du bagne et les corderies, sa prison maritime sur les hauteurs de Recouvrance. Le vent du large souffle sur les pages inspirées des grandes biographies de ce gentilhomme-écrivain que fut le comte de La Varende : l'œuvre et le nom - l'association fondée en leur honneur en témoigne ne doivent pas être oubliés.

Michel MOHRT de l'Académie française.
Le Figaro, 1992