La Varende jugé par ses pairs

 

A la recherche de La Varende

par André BOURIN

Lorsqu'on l'entrebâille, la porte du salon rose grince un peu. C'est que, depuis un an que La Varende s'en est allé (subitement, à Paris, parce que jamais la mort n'aurait osé s'emparer de lui sur sa terre normande), le Chamblac est comme le château de la Belle au bois dormant. L'odeur de la campagne, celle des foins coupés et des feuillages humides, ne pénètre plus à l'intérieur de sa demeure. Chaque pièce s'est figée dans le silence comme certains êtres dans le chagrin.
Cependant, le Chamblac fait bon visage à qui lui rend visite et, du plus loin qu'on l'aperçoit, par-dessus l'herbe haute des prairies, il montre avec grâce sa façade de brique orangées sous son bonnet d'ardoises bleues.
Ah ! ces ardoises. C'est Roger de Tainchebraye, l'illustre Nez-de-Cuir, qui les fit poser, à la place des vieilles tuiles qu'il lugeait démodées, sur le château de sa nièce, la comtesse de Bernberg, une année que celle-ci séjournait en Hollande. A son retour, ce fut un beau tapage.
- Jamais je ne vous recevrais plus sous ce toit-là, écrivit d'une plume indignée, la comtesse à son jeune oncle.
- Je regrette, répondit le cavalier. En tout cas, vos hôtes me béniront de pouvoir laisser leurs parapluies à la porte de la salle à manger.(1)
Absent, présent : tel est La Varende au Chamblac. On s'attend toujours à voir apparaître sa haute silhouette un peu voûtée au détour d'une allée, à entendre son pas sur le parquet d'un salon. Mais non, jamais. Et pourtant, tout l'évoque dans cette maison qui lui doit d'avoir retrouvé son vrai visage, celui que lui avait donné son grand-oncle, Nicolas de Bonneville, qui, à la fin du règne de Louis XV, quitta son régiment de cavalerie de Nancy pour s'enfermer dans cette solitude avec sa femme, " loin des réceptions, des agapes et des bals ". connaissant d'autres fêtes que d'eux-mêmes ". (2)
Monsieur de Bonneville règne toujours au Chamblac dans un cadre ovale, ainsi que le commandeur François de Galart, son cousin, son frère, devrais-je dire, si grande était l'amitié qui les unissait. Je sens peser sur moi leurs regards pendant que je visite leurs appartements et que la plus fidèle des Vestales me montre tous les délicats objets qui nous parlent encore d'eux et de Jean de La Varende, à qui nous devons dé les connaître.
La Varende. Désormais, tout le pays d'Ouche semble marqué de son sceau, comme le Cotentin l'est par celui de Barbey d'Aurevilly, cet autre gentilhomme normand. Ne craignons pas de le quitter en nous éloignant du Chamblac et de ce petit cimetière où il repose sous une lourde croix de schiste ; à l'ombre de son église champêtre. Il a si longtemps parcouru ces chemins creux aux ornières gorgées d'eau, ces forêts de hêtres dont l'ombre est légère ; si souvent il a circulé de Bernay à Orbec et de Conches à Mortagne que partout on retrouve sa trace. Et que de châteaux de l'Eure et du Calvados ont servi de décor à ses romans ! décors aussi vrais que ses personnages, aussi enracinés qu'eux dans la terre normande. Ne retrouve-t-on pas à Gauville, ceinturé de ses fossés secs, les acteurs du Troisième Jour ? La Sorcière ne nous mène-t-elle pas jusqu'au surprenant donjon de Thevray, seul vestige d'un ancien château ? N'est-ce pas au Bois-Baril, cette " maisonnette de hobereaux " bien dissimulée derrière son paravent d'arbres, qu'il nous faut revivre l'histoire du Bosc-Rasnes, dont le romancier fit un de ses plus étranges Contes sauvages ? Tout près d'ici même, ce petit pavillon de plâtre a vu se dérouler l'intrigue d'Indulgence plénière ; et à quelques centaines de mètres du Chamblac se cache, à l'abri de ses noirs sapins, le Bosc-du-Bois décrit dans L'Autorité, un des récits de Pays d'Ouche.
Drôle de maison ! en dit La Varende. Un ancien manoir fortifié de quoi la partie supérieure avait dû être abattue - par quel cataclysme ? - on pouvait se le demander en voyant les fondations bâties pour l'éternel. Mais enfin, " sous le feu roi " on avait élevé sur l'appareil de base, damier de silex noir et grès argenté, deux étages aimables… A gauche, une sorte d'aile s'avançait, portée sur le fossé par un pilier, à la manière d'une loge pour roue de moulin. Le pont-levis avait été remplacé par une longue passerelle de rondins qui tremblaient sous vous : L'abandon faisait son oeuvre...

Pourquoi n'irions-nous pas jusque-là ? Une route, rectiligne, nous y engage, que nous quittons bientôt pour couper à travers champs, clopinant sur les mottes grasses. Nous poussons une barrière, franchissons sur trois planches vermoulues un ruisselet et, contournant une porcherie, nous voici dans une cour de ferme.
Le Bois-du-Bosc ? Il est là, devant nous, souverain déchu de ce domaine, au milieu de fossés où vient s'abreuver le bétail. Ces fossés étaient autrefois des douves. Après la Révolution, la douairière de Galart exigea de son fils qu'il fît curer ces douves qui empestaient. Mais qui le ferait ? Il n'osait l'ordonner à personne. Alors, pour l'y forcer, la douairière s'empara de toute son argenterie (elle ne possédait rien d'autre) et la jeta dans les fossés !
- Maintenant, lui dit-elle, vous serez bien obligé de curer !
De telles histoires où se montre à nu le caractère d'une race, emplissent l'œuvre de La Varende, et ce sont elles que je me remémore en me trimbalmouchant (3) entre les clos.

Ainsi, comment ne songerais-je point au Sorcier vert en traversant la région, toute proche encore, de Landepereuse ? C'est " lande pierreuse " qu'il faut entendre et cela est bien dit, car sur cette pauvre terre, sillonnée de chemins encaissés entre deux hautes haies d'où émergent çà et là le moignon d'un orme, l'on voit comme de grosses carapaces de tortues qui sont sans doute des aérolithes, tombés du ciel on ne sait quand et dont certains, dressés aux carrefours, servaient jadis de bornes indicatrices, à moins que ce ne fût de calvaires païens. Les maisons ne lèvent guère sur ce sol avare, dans cette campagne refermée sur elle-même comme si elle voulait taire quelque secret. Tout au plus, voit-on, par-ci par-là, sous un vaste toit incliné, une chaumière aux murs laiteux, allongée sur l'herbe d'un pré, blottie dans l'ombre des pommiers.
C'est vers un autre horizon que je vais maintenant. Celui qui m'attire est le plus caracolant, le plus entraînant des héros de La Varende : Nez-de-Cuir, bien sûr !
Ah ! celui-là, il semble que tout le pays d'Ouche résonne encore de ses chevauchées ! Ces bois, ces forêts, ces étangs virent passer sa silhouette de cavalier infatigable, enveloppé dans son ample manteau gris. Lorsque j'arrive près du Merlerault, à la Gênevraie où il demeurait avec sa mère, passé la noble grille qui en ouvre l'accès, il me semble entendre le galop de sa monture lancée à bride abattue dans l'allée ombreuse qui descend en pente rapide jusqu'au château. De quoi se rompre vingt fois le cou ! Mais rien ne le freinait et, au-dessus de son loup noir, chaque plaisir nouveau faisait briller ses yeux d'émail bleu.
Bleu ? Eh oui ! Que La Varende me pardonne. Roger de Tainchebraye, dit Nez-de-Cuir, avait non les yeux sombres et les boucles d'astrakan noir qu'il lui prêta, mais des prunelles claires et des cheveux presque blonds. Sa miniature, qui figure maintenant en bonne place dans la bibliothèque de la Gênevraie, en fait foi. Elle nous montre son visage un peu vieilli, sans doute, mais encore ardent et fier, coupé en deux par le bandeau qui masquait son infortune. Et je l'imagine aisément, le gentilhomme d'amour, sur ce perron, le jour de son retour de guerre, mutilé, un peu titubant, mais la voix forte, et ordonnant à tous ses gens de le venir saluer. Et eux, sortant des écuries, des cuisines, des communs, des resserres, n'osant lever les yeux vers leur maître, tristes et radieux, cueillant enfin son regard et comprenant alors, d'un coup, que la vie allait reprendre.
Elle reprit, diable oui ! Des chasses, des bals, et le cœur des femmes qui s'enflammait comme paille à la vue de ce conquérant, " bourreau de filles, bourreau de chevaux ". La Varende imagina que pour mieux abriter ses amours, Tainchebraye possédait, à quelques lieues du château familial, un pavillon où il venait se réfugier, au cœur des bois. Or, bien après que Nez-de-Cuir eut paru, quelle ne fut pas sa surprise en apprenant d'une lectrice que le pavillon existait réellement près de Mortagne, et qu'elle en était la propriétaire.
La Gallardière existe toujours. Rien de plus gracieux que sa façade de pierres blanches, son fronton percé d'un œil-de-bœuf, son toit de tuiles vieillissantes. Le cavalier sautait à cheval l'étroit fossé qui en défendait l'accès. Il n'a pas disparu. Le voici, et voici l'écurie où il attachait sa monture, et sa chambre où il allumait de grands feux. Ah ! certes, il n'est pas oublié ici : ceux qui ont le bonheur de posséder cette maison ont fait peindre sur un mur Nez-de-Cuir dans le paysage champêtre qui les entoure et, dans les combles, récemment, ils ont retrouvé parmi de vieux papiers un faire-part de son décès.
A Beaumesnil aussi, on retrouve le souvenir de Roger de Tainchebraye, mêlé ici à cette Judith de Rieusses qui tint tant de place dans sa vie. Beaumesnil, dans Nez-de-Cuir, est appelé Mesnilroyal, et il n'est rien en vérité de plus royal que cette demeure, orgueil du pays d'Ouche, que La Varende comparait à un reliquaire. Qu'imaginer de plus somptueux, de plus paré, de mieux fit pour les fêtes et la gloire ? "Tous les autres châteaux ne paraissent plus que des gîtes quand on les rapproche de son éblouissante fierté, de son lyrisme triomphal."
Est-ce ici que je vais dire adieu à Nez-de-Cuir ? Non, car il est encore un lieu, tout humble celui-là, où je sais le rencontrer. Dans un petit cimetière de cette campagne normande, au bout d'un chemin creusé d'ornières, derrière le chevet d'une église qui a la taille d'une chapelle, il dort parmi les siens, sous un affreux monument. Mais qu'importe le monument ! Cette terre enveloppe l'impétueux Conquérant. Une plaque de marbre porte son nom et ses titres. La dorure des lettres commence à s'écailler, mais les rubans qui s'enroulaient autour de ses couronnes mortuaires sont toujours là, dans l'ombre, flétries et décolorées, et l'on peut encore y lire ces mots : " A notre maître ".

(1) Nez-de-Cuir.
(2) L'Amour de Monsieur de Bonneville.
(3) Mot forgé par La Varende et signifiant se promener sans souci, sans but précis, pour le plaisir de la marche et de la découverte.. Chaque jour, à partir de cinq heures, lui-même se trimbalmouchait de la sorte dans les environs du Chamblac.