La Varende jugé par ses pairs |
MICHEL
DE SAINT-PIERRE
J'ai
le privilège d'être l'ami de La Varende et je vous dirai bonnement,
joyeusement que je l'admire, car cette admiration fut notre premier lien.
Elle date de 1936. Mon père était, à cette époque,
président de l'Association des Normands de Paris et il avait reçu
Nez-de-Cuir dans l'édition originale. Enthousiasmé, il
me conseillait vivement de le lire. A dire vrai, je me montrai d'abord plutôt
réticent, croyant avoir affaire à un simple spécimen
de " littérature régionaliste ". J'ouvris cependant
Nez-de-Cuir et j'en fus, à mon tour, si content que je l'avalai "
tout rond " comme le fameux bouillon de Madame de Sévigné.
Dès ce moment, La Varende prit à mes yeux la stature d'un grand
homme. Peu de temps après, je m'engageai dans la marine de guerre et
j'écrivis Vagabondage, une série d'histoires d'étudiants
entrelardées de réflexions personnelles. J'envoyai le manuscrit
à mon cousin Montherlant qui m'assura que cet opuscule ne dépassait
pas l'honnête moyenne de ce que pouvaient écrire les garçons
de mon âge : dont je fus puissamment vexé. J'avais alors dix-neuf
ans. Je voulus savoir ce qu'en pensait l'écrivain que j'admirais le
plus parmi nos contemporains, et je demandai à mon père d'aller
au Chamblac remettre à La Varende (qu'il ne connaissait d'ailleurs
point personnellement) mon petit essai. Je reçus un très précieux
encouragement, qui me " regonfla " ; et c'est ainsi qu'en 1938 parut
chez Aubanel mon premier livre " avec une préface de Jean de La
Varende ". Tout ceci, non pour parler de Vagabondage, mais pour vous
dire comment naquit mon amitié à l'égard du seigneur
normand.
A ma première permission de matelot, je vins au Chamblac qui est un
château de briques roses dans un subtil paysage. J'y trouvai le corsaire
La Varende, drapé dans un plaid écossais, et j'entendis sa voix
puissante déclamer à travers trois salons de beaux vers de Lecomte
de Lisle qui faisaient trembler les porcelaines. Je vis aussi la collection
fameuse des bateaux. Plus de deux cents navires en miniature, nés de
la main de La Varende et placés par lui dans les petits aquariums de
verre où des lumières les transfigurent. Sainteté de
la patience ! Le moindre détail de voilure, de vergues ou de figures
de proue est exact. Jean de La Varende réveille comme à plaisir
ma nostalgie des navires à voile, par la grâce et l'appel de
ses vaisseaux sculptés. J'ai vu " L'Epave " qui sommeille
dans une eau glauque parmi des madrépores. J'ai vu, le " Soleil
de Minuit ", rayonnant des moires de glace et des arborescences de feux
polaires, où se détachent en noir les gréements et les
vergues d'un voilier triste. J'ai vu " La Nef des Fous ". Dans tout
cela, je croyais découvrir une interprétation métaphysique
de la marine et de la mer. J'y ai surpris la main d'un artiste qui est aussi
un artisan : deux personnages qui ne se rencontrent pas souvent, aujourd'hui,
dans un même homme...
Je fus donc " enchanté " à Bonneville-Chamblac, et
par le châtelain d'abord. Connaissez-vous la silhouette et la tête
de La Varende ? Il a bien le visage et la carrure de son génie. Haute
taille, vastes épaules, nez bosselé, petites moustaches, oeil
noir et calvitie de brigand magnanime. L'un de ces spécimens d'humanité
aux forces surabondantes, que l'on rencontre une ou deux fois dans sa vie.
Le frère de Ventura Garcia Calderon, ce " Français "
péruvien, cet autre géant dans l'ordre physique et dans l'ordre
du talent.
Quand La Varende ne sculpte pas, il peint des paysages ou des portraits singuliers.
Et quand il ne sculpte ni ne peint, il écrit des romans, des contes,
des nouvelles, des monographies : j'ai tout lu, et ne puis dire en quel genre
littéraire La Varende est supérieur, tant il s'impose en maître
dans tous ceux qu'il a abordés. S'agit-il de l'histoire ? Anne
d'Autriche et Charlotte Corday m'ont captivé, sans toutefois
me persuader : car notre homme aime les femmes avec tant d'ardeur, tant de
ferveur, qu'il ne peut s'empêcher d'embellir et de diviniser. J'aime
qu'on ne puisse parler des femmes autrement que sur le ton de l'amour, mais
j'aime aussi que l'historien sacrifie ses passions... Guillaume le Bâtard
est un livre d'histoire qui fait honneur à La Varende et qui est,
peut-être, " le couronnement de sa tête chauve ". Mon
père, historien, m'a répété à maintes reprises
que voici de loin le meilleur ouvrage écrit jusqu'à présent
sur le Conquérant. Malgré tout, ce sont les monographies marines
qui me touchent le plus : Le Maréchal de Tourville et Suffren.
Ami de l'élégant Tourville ou ennemi du " gros calfat "
Suffren, La Varende nous offre des deux grands marins un portrait psychologique
critiquable peut-être, mais, à coup sûr, ingénieux
et profond. Et le ton qu'il prend en parlant des hommes et des choses de la
mer, me plaît totalement. J'en ai plein les oreilles et plein le cur.
Aucun écrivain n'a su, pour le marin que je suis, évoquer la
mer avec une telle sorcellerie : fils d'un officier de marine qui mourut jeune,
élevé par son grand-père maternel, l'Amiral Camille Fleuriot
de Langle, La Varende a été dès sa plus tendre enfance
initié aux techniques de la navigation. Nul, aussi bien que lui, ne
sait expliquer la manuvre des flottes à voile ; nul, avec autant
de vie, décrire un combat naval. Une information des plus étendues,
nourrie d'immenses lectures et de méditations, lui donne une science
du navire dont il n'existe pas l'égale de nos jours. Aussi bien, je
forme ardemment le vu qu'il accepte d'écrire une histoire de
la Flibuste. Lui seul est capable d'en faire, en même temps qu'un solide
ouvrage historique, un livre de haute couleur et de haute passion.
Car La Varende apporte à tout ce qu'il écrit la chaleur intime
du romancier. On pourrait même dire de lui qu'il est l'un des derniers
romanciers français, au sens où l'on entend ce mot en France.
De nos jours, en effet, on cerne les âmes par l'extérieur La
Varende, comme nos classiques, comme Madame de La Fayette ou Fromentin, sait
travailler par l'intérieur. Le Centaure de Dieu est certainement
le livre de lui que je préfère, avec son argument spirituel,
presque mystique. C'est un roman au résonances profondes, l'un des
plus forts du XXe siècle. Nez-de-Cuir vaut surtout par son originalité,
par la création inoubliable d'un type nouveau de Don juan, par ses
descriptions de la campagne normande et l'évocation de la noblesse
du pays d'Ouche au XIXe siècle. Et par une sorte de mélancolie,
peut-être, lointaine et bleue comme la forêt d'Ecouves, à
la tombée de la nuit. Man'd'Arc mérite une mention toute spéciale,
comme fresque historique d'abord, mais aussi par le conflit que ce livre exprime
entre l'amour et la raison d'état social : déchirement de Louis
n'épousant pas Manon et la laissant s'enfuir en Angleterre avec La
Bare. C'est Louis qu'elle aime, hélas, mais " c'est le compagnon
qui couche avec " !
Que dirai-je de La Varende conteur ? Le conte est sans doute le genre littéraire
le plus difficile, car le moindre défaut y apparaît de façon
flagrante. Cela force à une tension des qualités - et des défauts.
Je tiens Guy de Maupassant pour l'un des rois du genre : dans ses meilleurs
contes on ne peut déceler la plus petite " paille ", et sous
la banale anecdote de la vie quotidienne il sait masquer un grand thème.
Mais les bons conteurs se font rares. Les trois meilleurs, en France, me semblent
être, aujourd'hui : Jean de la Varende, Marcel Aymé, Yves Gandon.
La Varende a trouvé la bonne cadence, la bonne couleur, le style oui
ruisselle et déborde ; il a mêlé le familier et le pathétique
et il nous a donné, dans ce genre, des chefs-d'uvre et des modèles.
En dehors de Pays d'Ouche, je citerai avec faveur : Le Sorcier vert,
Le Couteau, La Phoebé, Le Mariage de Mademoiselle
de Monthermeil et La Finette.
Et laissez-moi vous parler de ce dernier conte. Il nous donnera l'occasion
d'examiner un peu le style de La Varende. J'admire ce style : pour la vigueur,
la gamme chromatique, la rare puissance de suggestion et ce que La Varende
lui-même appelle " l'attrait passionné du verbe ".
Mais cela n'est point parfait. Certaines pages sentent l'effort, la recherche
qui se révèlent en ellipses forcées, en mots bizarres,
en syntaxe gênante. Ainsi La Finette est un conte de premier
ordre par sa composition, par sa répartition des masses, des plans
et des nuances. La terreur et la pitié du lecteur augmentent de page
en page comme dans une tragédie classique, en même temps que
se développe une harmonie poétique dans un parfum d'herbes et
d'arbres. Mais la fin est un peu altérée par des inversions
et des complications de style contre lesquelles je prends violemment partie
: " Elle s'effondra au milieu des siens hors d'eux-mêmes ; tomba,
cette vierge intacte et pure ; ferma ses yeux clairs, en sanglotant ".
Cela dit, je tiens que La Varende est un grand écrivain. Davantage,
l'un des plus grands de ce temps. On peut penser ce que l'on veut du soleil
mais il est impossible de l'oublier quand on l'a une fois regardé en
face. Pour moi, j'aime La Varende parce qu'il est d'abord un génie
solaire, unique, dénué d'ombres et parfaitement solitaire dans
ses rayons.
Paris,
10 mai 1950.